Portrait de Jovan Divjak, le héros serbe de Sarajevo

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D’origine serbe, le général Jovan Divjak a participé activement à la défense de Sarajevo. Aujourd’hui, il préside une association d’aide aux enfants victimes de la guerre.

Assis droit à son bureau, derrière des peluches, des statues, des drapeaux et autres cadeaux, il domine l’assemblée par sa position et son charisme. Face à lui, le manager d’un chanteur célèbre, deux étudiantes boursières, deux employés de l’association « Obrazovanje Gradi BIH » (l’éducation construit la Bosnie-Herzégovine). “Alors c’est bon ?” demande l’homme aux yeux bruns et à la mèche blanche coiffée sur le côté. Le général Jovan Divjak négocie un concert humanitaire en Suisse où vivent encore beaucoup de Bosniens. Son but est de récolter de l’argent pour cette association qu’il préside afin d’envoyer des enfants au ski. Alors il ne lésine pas : blagues, histoires émouvantes, témoignages, livres offerts. “Oui, Halid Beslic chantera gratuitement et la totalité des fonds vous seront reversés”, finit par acquiescer le manager. Jovan Divjak sourit, boit une gorgée de café turc, puis s’adosse à son fauteuil, satisfait.

“C’est la troisième pierre de ma vie, avec ma famille, et la guerre”, affirme le Général, décoré de la Légion d’honneur sous la présidence de Jacques Chirac, de sa voix puissante. Il fonde l’association en 1994 pour venir en aide aux enfants victimes de la guerre, qui ont perdu leurs parents, mais aussi aux enfants talentueux de Bosnie-Herzégovine. 2800 jeunes ont déjà bénéficié de ces bourses, de l’école primaire à l’université. Chaque mois, 436 enfants reçoivent entre 50 et 100 KM, soit de 25 à 50 euros. “Nous avons encore 100 personnes sur la liste d’attente”, explique Mersiha Tufekcic, une brunette à lunettes de 29 ans. Elle-même a été boursière. Depuis l’année dernière, c’est la deuxième employée de l’association.

Sarajevo, mon amour

Face à son bureau, une autre bénévole travaille sur les permissions de visas pour organiser un séjour en France. “La première fois que j’ai rencontré Monsieur Divjak, j’accompagnais un ami italien qui avait sollicité un entretien pour faire la traduction. Cela a duré plusieurs minutes et à la fin, le Général s’est mis à parler en italien. En fait, il avait tout compris mais il n’a rien dit pour voir comment je me comportais”, raconte dans un sourire de connivence Mersiha Kovacevic, une étudiante de 21 ans. Il est ainsi, le Général : il teste.

Sa vie à lui est un processus d’héroïsation, façon Grèce antique. Né en 1937, il étudie à l’école d’Etat-major de Compiègne, près de Paris. Son français est excellent, avec une pointe d’accent serbo-croate. Il intègre l’armée yougoslave, dans la garde rapprochée de Tito. “Je ne l’admirais pas, mais j’ai de l’estime pour lui”, dit aujourd’hui le général de son ancien supérieur.

Au début de la guerre, en 1992, il est en poste à Sarajevo. D’origine serbe, il reste dans l’armée bosnienne, assiégée. “C’est mon identité, je suis bosnien, c’est pour cela que je suis resté”, s’exclame-t-il. Durant quatre ans, il visite sans relâche ses troupes, mais aussi les blessés dans les hôpitaux et les familles en deuil. “Un jour, j’apprends par la radio que trois enfants sont morts d’une grenade alors qu’ils jouaient devant chez eux. Le soir, je suis venu présenter mes condoléances aux parents. Je pleurais comme tout le monde”, se souvient le vieil homme, tête baissée.

Régulièrement, il leur rend visite, une accolade, un baiser, toujours en douceur. À la fin de la guerre, ils ont eu un petit garçon, prénommé Muhamed. Jovan Divjak est le parrain. Son histoire a inspiré son livre : “Sarajevo mon amour”, publié en France et en Italie, mais en attente d’éditeur en Bosnie.

Criminel de guerre en Republika Srpska

Les Bosniens l’ont hissé au rang de héros national. Respecté, aimé, admiré, il ne marche pas dans la rue sans être arrêté. Lui a un mot, un regard, un sourire. “Je suis serein, indépendant et amoureux”, répète-t-il. Mais le Général Divjak n’est pas libre partout. En Republika Srpska, le héros est inscrit sur la liste des criminels de guerre. Le pays l’accuse d’avoir participé à un meurtre. “J’ai une vidéo, j’ai des preuves de mon innocence”, affirme-t-il, en relevant la vitre de sa voiture lorsque qu’en territoire serbe, deux policiers arrêtent les véhicules. “Ils peuvent m’arrêter, je ne veux pas prendre de risque”, explique-t-il.

À son âge, il est convaincu qu’il lui reste quinze années à vivre et pas une de plus. “C’est une diseuse de bonne aventure qui me l’a dit à Paris”, se marre-t-il, mi-amusé, mi-superstitieux. Des années qu’il porte comme un charme. “Il pourrait marcher sur la tête”, confirme Mersiha. Au point que nombreux sont ceux qui souhaiteraient le voir prendre des responsabilités politiques. “La semaine dernière, je donnais une conférence. Les gens m’ont demandé : pourquoi n’êtes-vous pas dans un parti politique ?” raconte le septuagénaire. Il laisse quelques secondes de suspense s’écouler puis délivre cette réponse sincère et rodée : “Mon parti, ce sont les enfants.”

Un pays, trois manuels d’histoire

Dans un pays divisé en trois communautés, les élèves bosniens n’apprennent pas la même histoire, malgré les efforts de la communauté internationale pour rapprocher les programmes scolaires. Un obstacle à la construction d’une identité commune.

Ils ont quinze ans et vivent tous en Bosnie-Herzégovine. Pourtant, au collège et au lycée, leurs manuels scolaires divergent. Les jeunes Serbes, Croates et Bosniaques n’apprennent donc pas la même histoire. Dans le pays, treize ministères de l’Education préparent les programmes scolaires. Dans les classes croates, les manuels peuvent venir de Zagreb. Pour les Serbes, ils sont écrits à Belgrade.

« Ici en Bosnie, on a toujours appris que les Serbes étaient les agresseurs et nous les victimes, confirme Admir, 19 ans, étudiant en sociologie à Sarajevo. Cette histoire est encore récente, pour l’instant, il n’est pas possible de s’entendre. »

Faute de débat dans les salles de classe, l’apprentissage se fait donc dans les familles. « Le plus souvent, on en parle avec nos parents, explique Emma, 16 ans, lycéenne à Mostar. Il y a encore beaucoup d’émotion, il faut attendre que le temps passe. »

En 1999 pourtant, le Conseil de l’Europe a lancé une série de séminaires sur l’enseignement de l’histoire en Bosnie. Trois ans plus tard, une loi oblige tous les ministères à travailler à l’élaboration de lignes directrices pour l’écriture des programmes, dont l’histoire, de loin la matière la plus controversée.

Auteurs, chercheurs et représentants de la communauté internationale ont fini par élaborer de nouveaux manuels, qui reflètent la diversité des points de vue. Diffusés aux professeurs depuis 2007, leur utilisation reste marginale.

Les différences dans l’interprétation des événements ne datent pas de la guerre. Quand les Bosniaques apprennent l’histoire ottomane, c’est la mémoire de la Croatie ou de la Serbie qu’on enseigne aux autres élèves. Les observateurs du Conseil de l’Europe ont, par exemple, noté que la domination de l’empire austro-hongrois en Bosnie-Herzégovine était perçu par les Serbes comme une période d’oppression. Et par les Bosniaques comme une époque de prospérité. « J’aimerais bien qu’il y ait une seule histoire, soupire Dalida, étudiante de 23 ans à Sarajevo. Mais c’est impossible pour le moment. »

Arme de division ethnique

Pour Dubravko Lovrenovic, professeur d’histoire médiévale à la faculté de philosophie de Sarajevo, « l’histoire est une arme de division ethnique. La situation actuelle a un impact négatif sur les enfants« . Dans un pays récent, où le passé hante chaque coin de rue, c’est l’unité du pays qui est mise à mal dans les salles de classe. « Dans la construction de leur histoire, les communautés ont été influencées par des facteurs politiques extérieurs à la Bosnie. L’histoire du pays n’appartient pas seulement à son territoire« , constate Dubravko Lovrenovic.

L’universitaire a participé pendant deux ans à l’unification des programmes. Il a fini par claquer la porte, pessimiste sur les chances de succès. « On peut toujours écrire des manuels scolaires parfaits, mais qui va les utiliser? Qui va donner l’ordre de les diffuser dans les écoles ? déplore t-il.Pour faire face à une situation aussi radicale, il nous faut une solution radicale. Le symbole ne suffit plus. » Lui ne croit pas à un règlement du problème tant que le pays restera instable. « L’historiographie est encore trop influencée par les enjeux politiques« , poursuit-il. Et seule l’émergence d’une nouvelle génération d’intellectuels pourra faire changer les choses.

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