Andrew O’Hagan : l’homme qui a inventé Ronnie Pinn

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Nous sommes en 2016, il y a plus de faux profils Facebook que d’habitants au Royaume-Uni, et l’écrivain Andrew O’Hagan décide de donner vie à un personnage de fiction. Le récit de son expérience s’intitule « L’invention de Ronnie Pinn » et est rassemblé dans le livre « The Secret Life. Trois histoires vraies de l’ère numérique ».

Depuis une vingtaine d’années, on assiste à un puissant bouleversement social, comparable à d’autres tournants fondamentaux dans l’histoire de l’Occident. Dans les contextes historiques précédents, dont celui de la France révolutionnaire de la fin du XVIIIe siècle, le changement était caractérisé par l’émergence d’idéaux qui prenaient forme dans des mouvements politiques ayant précisément pour but de modifier la réalité. L’époque dans laquelle nous vivons, au contraire, n’est pas traversée par une pensée subversive qui peine à émerger, mais par une révolution capillaire et inconsciente au niveau des habitudes de vie de millions de personnes.

Plus ou moins, nous sommes tous immergés dans un réseau qui va bien au-delà de nos relations sociales, un réseau auquel nous avons librement accès à tout moment grâce à nos smartphones et autres technologies numériques, un réseau sur lequel nous pouvons intervenir et qui, en même temps, a le pouvoir d’intervenir sur nous en donnant une nouvelle orientation à ce que nous faisons, aux valeurs auxquelles nous nous identifions, aux produits que nous achetons, à notre vote – il peut intervenir sur ce que nous sommes.

Ainsi, aujourd’hui, en nous demandant qui nous sommes, nous ne pouvons nous empêcher de nous demander comment et par quels mécanismes le moi se reconfigure pour faire face à la présence envahissante du réseau dans la vie quotidienne. D’un point de vue communicationnel, il est utile de comprendre quels sont les modes d’expression promus par le réseau et comment chacun est amené à agir pour s’y adapter.

Pour se faire une idée de cette réalité, il est utile de partir d’une histoire : il s’agit, selon les termes de son auteur Andrew O’Hagan, d’une « histoire vraie de l’ère numérique ».

Qui est Ronnie Pinn ?

Ronald Alexander Pinn est né à Londres le 23 janvier 1964 et est décédé 20 ans plus tard d’une overdose. Mais la seconde vie de Ronnie Pinn a commencé à l’hiver 2016, lorsque l’écrivain Andrew O’Hagan est tombé sur sa pierre tombale en visitant le cimetière de Camberwell. L’idée d’une seconde vie lui est venue là, parmi les tombes d’un grand nombre d’enfants et de jeunes.

Les noms et les dates qu’il a trouvés sur les pierres tombales lui ont rappelé une pratique de la police métropolitaine de Londres qui, jusqu’à récemment, était légitime et communément acceptée. Elle consistait à prendre le nom d’un enfant sur une pierre tombale ou un registre et à construire une « légende » autour de ce nom.À

l’aide d’actes de naissance originaux, les agents fabriquaient un profil qui devait passer pour celui d’une personne réelle. Ils agissaient, selon O’Hagan, comme des « romanciers infiltrés », insérant autant de détails réels que possible dans la légende, visitant les lieux de leur enfance et introduisant des coutumes et des atmosphères de leur seconde vie.

En réfléchissant à cette pratique, l’auteur s’est demandé : « Est-il conforme à l’esprit de notre époque que, dans les miasmes des médias sociaux, sa « vérité » puisse être exploitée, d’abord et avant tout par soi-même ? »; puis : « Pourrais-je prendre le nom d’un jeune décédé et voir jusqu’où je pourrais aller en lui insufflant une vie fictive ? ».

C’est ainsi qu’est née l’invention de Ronnie Pinn.

Ce qu’il reste du vieux Ronald

« Il n’y avait rien pour commencer », écrit O’Hagan : il n’y avait pas de témoignages ou de documents pour donner corps à un garçon ayant vécu entre les années 1960 et 1980. Surtout, il n’y avait pas de profils de médias sociaux. « Ronnie était mort dans la vingtaine, sans rien autour de lui, laissant peu de traces de son passage. Il n’était plus là. […] et, au cours des trois décennies suivantes, son nom n’est apparu qu’une seule fois sur l’internet, à côté de la photo d’un garçon dans un arbre généalogique lointain ».

Il se rend donc dans les écoles que Ronald Pinn a fréquentées et dans les quartiers où il a vécu, recherche toute personne qui aurait pu garder un souvenir de lui ; enfin, il demande son acte de naissance, ce qui lui permet d’obtenir d’autres documents. Il est parvenu sans difficulté à reconstituer l’essentiel du passé de Ronnie Pinn et de l’histoire de sa famille, grâce aux riches généalogies et aux registres de naissance consultables gratuitement, qui, note l’auteur, constituent un équilibre opposé et complémentaire à l’explosion de « vie inventée » à laquelle se livrent les médias sociaux.

« En écrivant cette histoire, je passais constamment d’une façon de connaître une personne à une autre, de la réalité à la fiction et vice-versa, et j’ai senti que c’était une façon délicieusement contemporaine de comprendre une existence ».

Ronnie Pinn en ligne

Tout a commencé par la création d’une adresse électronique, pour donner corps au personnage qu’O’Hagan, tel un romancier, inventait. On est ensuite passé à la construction théorique d’un passé qui touche en partie à celui de son auteur, avec la manipulation de faits (lieu de naissance, diplômes…) et la création d’un réseau de relations comprenant des amis d’école, d’université, etc. Tout cela allait de pair avec l’enracinement d’une présence en ligne, et nécessitait l’esquisse d’une vie entière faite de connaissances, de goûts, d’opinions… une vie qui n’avait jamais existé auparavant.

Il a même un visage, grâce à un expert en effets spéciaux à qui O’Hagan a demandé d’associer son portrait à ceux de deux autres hommes pour obtenir une image de ce à quoi Ronnie Pinn devrait ressembler.

Ensuite

« La construction du Ronnie fictif a dépassé la création d’un personnage littéraire : c’est devenu quelque chose de personnel, comme si je vivais une autre vie, un peu comme un acteur, essayant non seulement d’imiter l’expérience d’une personne possible, mais aussi de voir si je pouvais développer un sens de la réalité et de l’empathie à son égard. Et j’ai découvert que j’y parvenais : j’aimais mon Ronnie inventé, je me souciais de son image ».

Nous avons donc un personnage qui devient progressivement si réel et tangible qu’il parvient à « tromper » même son auteur. D’autres personnes, qui ont commencé à le suivre parce qu’elles partageaient ses intérêts ou simplement parce qu’il les suivait, sont venues grossir les rangs des amis inventés qui encombraient le profil Facebook du nouveau Ronnie Pinn.

« À l’époque, Facebook comptait 864 millions d’utilisateurs quotidiens, dont au moins 67 millions étaient considérés comme des faux par l’entreprise elle-même », écrit M. O’Hagan. « Il y a plus de fantômes sur les médias sociaux […] que d’habitants au Royaume-Uni.

Le réseau non humain

En cela, Ronnie Pinn n’a pas été un pionnier. Au contraire, Weavrs (contraction de weavers), est un exemple de « Post-User Software », selon les termes de l’un des créateurs David Bausola, qui en 2012, lors d’un discours au festival Next digital revolution à Berlin, déclarait : « Je travaille pour la majorité de l’Internet, qui est non-humain. »

Sur la page de présentation, on peut lire : « Weavrs sont vos alter ego fabriqués à partir des fils du web social. » Outre les sujets fondamentalement différents (il s’agit ici d’intelligences artificielles partielles), il convient de noter que la méthode est essentiellement la même que celle utilisée dans L’invention de Ronnie Pinn, ainsi que dans la création d’identités fictives à des fins de marketing, d’espionnage industriel, d’enquêtes policières, etc.

Le cœur de toutes ces opérations consiste toujours à mettre en mouvement un personnage inexistant qui se comporte comme une personne réelle et entretient des relations qui, à leur tour, le définissent et servent les objectifs pour lesquels il a été créé.

Ce processus, qui, poussé à l’extrême, peut coïncider avec l’anéantissement de l’humain en tant qu’individu au profit de son rôle au sein du réseau organique de relations qu’il forme avec tous les autres, n’a en réalité rien à voir avec l’émergence du réseau et des médias sociaux. Les outils de communication modernes n’ont fait que s’approprier et adapter l’un des mécanismes fondamentaux de la construction du soi, étudié par les sociologues et les psychologues dans des années où les médias sociaux étaient encore loin d’exister.

L’invention de soi de Ronnie Pinn

« Ronnie, dans le monde réel, était une figure de l’imagination, mais dans les forums de discussion, il était aussi crédible que n’importe qui d’autre ». Ce qui lui manque encore pour être un homme équilibré, c’est de dépasser l’image unique que cultive O’Hagan et qui constitue tout ce qu’il faut pour exister sur les réseaux sociaux.

Pour que Ronnie Pinn commence à exister aussi dans le monde réel, il a fallu lui fournir une adresse, c’est-à-dire un appartement vide où O’Hagan allait chercher le courrier adressé à une personne inexistante. Pendant ce temps, sur le dark web, il se procurait un permis de conduire puis un passeport britannique avec l’équivalent de centaines de livres en bitcoins.

Une autre chose a changé : entre les mains d’O’Hagan, Ronnie Pinn se comporte comme un personnage de fiction qui échappe au contrôle de son auteur. Maintenant qu’il en avait les moyens, il s’était libéré, et procédait selon un principe de cohérence narrative, selon les rouages de son passé, et non plus seulement selon la volonté de l’auteur.

Sur le dark web, Ronnie s’est engagé sur un chemin qui l’a mené dans l’ombre, discutant de drogues, de faux documents et d’armes avec ceux qui prétendaient être des experts. Peu de modérateurs de sites ont essayé de vérifier son identité.

Il s’est donc inscrit sur un site de jeu, a acheté de l’héroïne blanche et l’a fait expédier à son adresse londonienne, puis encore de la drogue et de la drogue, de la fausse monnaie, et enfin des armes, qui sont arrivées en pièces détachées dans des envois séparés, prêtes à être réassemblées et utilisées par un Ronald Pinn fictif ou par n’importe qui d’autre.

Le passage du réseau à la réalité a réussi : O’Hagan a découvert que Ronnie Pinn avait un code fiscal, un numéro de sécurité sociale et qu’il recevait des lettres du fisc ; il pensait que ce n’était qu’une question de temps avant qu’il ne puisse ouvrir un compte bancaire, faire des investissements et peut-être même voter.

Au début, Ronnie Pinn avait été « un moyen de tester la tendance du web à aller jusqu’aux extrêmes de l’auto-invention, mais, vers la fin, je me suis retrouvé à contrôler une entité suffisamment alignée sur la réalité pour pouvoir la reconfigurer ». La seule limite de Ronald Pinn était son incapacité à se matérialiser physiquement, mais de nos jours, ce n’est pas nécessairement un problème.

L’individu et le réseau

Tout a commencé par un nom sur une pierre tombale et une adresse électronique. Les médias sociaux, qui ont largement contribué à la création de Ronnie Pinn, présentent aujourd’hui un visage différent. Les moyens mêmes qui sont nés, dans l’intention des créateurs, pour rapprocher les gens, pour les connecter, nous amènent maintenant à remettre en question le concept de ce qu’est une personne.

Au final, l’auteur ne peut que prendre acte de l’indépendance de son personnage qui s’est libéré sur le net sans se heurter à la matérialité des frontières physiques et des législations nationales.

« Supprimer le faux Ronnie n’a pas été facile », écrit O’Hagan, à la fin de son voyage d’une saison dans la seconde vie de Ronald Pinn. « Nous sommes désolés de te voir partir », a déclaré Gmail, mais l’identité de l’auteur de ce « nous » désolé n’a jamais été révélée, et des traces de Ronnie et de ce qu’il a fait via divers comptes de messagerie se trouvent maintenant sur des serveurs à l’autre bout du monde. »

Ici, le moi a perdu son lien avec l’ici-et-maintenant et s’est révélé comme une entité très diffuse, mais pas comme une entité consciente. Il appartient à un temps qui n’est plus humain, produit par l’oscillation entre l’immédiateté de la fruition en réseau et l’éternité potentielle de la mémoire du serveur.

De Ronnie Pinn, il ne reste que des traces. Seul, il ne peut plus suivre le flux continu des données et des histoires, leur apparition et leur disparition comme si le temps sur l’écran n’était qu’une hésitation dans l’arc de leur vie numérique.

Contrairement à Ronnie Pinn, l’être humain confronté à ces deux grandeurs opposées a de son côté la possibilité de recourir à une re-narration continue et constante de soi. Il en résulte une intégration de plus en plus forte du média dans la vie quotidienne, déclenchée par la nécessité d’actualiser en permanence sa représentation en ligne.

Pourtant, en plus d’être un moyen de communication moderne, l’internet est un système avec sa propre complexité et ses propres contradictions, et à la lumière de ces contradictions, notre relation avec l’internet, et en particulier avec les réseaux sociaux, est le résultat d’un équilibre délicat. L’interaction constante et réciproque du sujet avec le média est un scénario qui ouvre des possibilités infinies de connaissance, mais aussi des risques infinis de conditionnement.

L’histoire de Ronnie Pinn est un cas extrême de ce que le réseau peut faire à des millions d’utilisateurs humains. S’il a réussi à faire du personnage fictif d’un jeune homme mort depuis trente ans un agent de la réalité, à quoi et combien de changements sociologiques, culturels, économiques et politiques peut-on s’attendre lorsque le même mécanisme sera appliqué à la majorité de la population réelle ?

Cet article est un résumé d’un article académique. Sauf indication contraire, toutes les citations sont tirées de l’article : O’Hagan (2018) The Invention of Ronnie Pinn, in « The Secret Life. Trois histoires vraies de l’ère numérique », Adelphi.

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