Frank Bill : Crimes dans le sud de l’Indiana

Partager cet article

En 2011, Frank Bill faisait une entrée fracassante dans le monde du polar avec Crimes in Southern Indiana, recueil de nouvelles traduit deux ans plus tard à la Série Noire sous le titre Chiennes de vies. Aujourd’hui, Donnybrook confirme son goût pour l’écriture âpre et les portraits désespérés d’une Amérique à la dérive, qui font de ce quadragénaire l’une des plumes les plus impressionnantes du moment.

Frank Bill a l’assurance modeste de ceux qui aiment le travail bien fait. Même s’il exprime une certaine lassitude à devoir partager sa vie entre ses romans et son job de conducteur d’engin dans une usine de peinture au nord du Kentucky, il assume : « Je dois bien payer les factures, en attendant de pouvoir vivre de ma plume. » D’ici là, chaque jour, il se lève aux aurores pour écrire quelques heures avant de rejoindre l’entrepôt où il charge et décharge des palettes. « Un job honnête », ajoute-t-il, et aussi un moyen d’alimenter son imagination. Dans ses récits, Bill n’hésite pas à convoquer le réel. Inlassablement, il narre les mésaventures de ses semblables, convoque des histoires familiales, romance les dires d’un ami policier qui lui confie, lassé, que la méthamphétamine continue de faire des ravages dans le comté. Armé d’un carnet en cuir, un cadeau de son épouse, Frank Bill note tout.

frank bill chiennes de vies chroniques du sud de l'indiana

Dans les bureaux de Gallimard, au cœur du VIIe arrondissement de Paris, son attirail de working class hero – chaussures de sécurité, casquette de chasseur et T-shirt délavé – trahit non pas un je-m’en-foutisme dédaigneux, mais bien une honnêteté de laborieux. Il commence à écrire en 1999, essuie ses premiers rejets, mais s’accroche. Il parvient enfin à publier quelques nouvelles dans des magazines aussi divers que Granta et Playboy, et en rassemble quelques-unes dans Crimes in Southern Indiana, qui reçoit des critiques dithyrambiques et une jolie moisson de prix. À l’été 2012, le New York Times lui demande d’écrire sur la sécheresse historique qui pétrifie la Corn Belt. Puis suit Donnybrook, son premier roman, et bientôt des comics, un prochain ouvrage et peut-être des projets pour la télévision… En attendant, Frank Bill continue de se lever aux alentours de quatre heures du matin. Litteratur.fr a recueilli son témoignage.

Le sud de l’Indiana

L’Indiana, c’est un bel exemple de la mixture qu’est l’Americana. Même si on trouve des gens riches dans l’État, la plupart de ses habitants sont des ouvriers. Les gens aiment la musique, la chasse, la bonne nourriture, les grosses cylindrées, les vieilles Chevy et les nouvelles Camaro, les camions tunés avec de longs tuyaux d’échappement fixés sur les côtés. En ce qui me concerne, j’aime aussi certaines de ces choses-là. Je chasse pas mal, par exemple. La religion est aussi très présente, dans toutes ses formes : catholiques, méthodistes, baptistes… Personnellement, j’ai été élevé dans une famille méthodiste, puis je me suis ouvert au bouddhisme et au taoïsme en étudiant les arts martiaux, ce qui m’a permis d’éviter de juger les autres et de mettre l’intérêt commun en haut de mes priorités. Contrairement aux catholiques, qui malgré leur enseignement, ne cessent de donner des leçons…

Très jeune, mes parents ont déménagé et nous nous sommes retrouvés à vivre avec mes grands-parents. Puis, ils ont acheté la maison d’à côté. La famille comptait beaucoup à cette époque. Nous nous réunissions pour les fêtes, les repas du dimanche… J’ai aussi grandi autour de nombreux conteurs d’histoires. Les membres de ma famille me racontaient toutes ces choses, que je ne saisissais pas totalement lorsque j’étais plus jeune, mais dont j’ai commencé à apprécier la valeur avec les années. J’ai également grandi entouré de comic books, j’ai beaucoup regardé les films de Clint Eastwood, mais aussi ceux de Stallone ou Schwarzenegger… J’étais un garçon assez imaginatif.

Ordures

Les parents de ma mère avaient déjà l’habitude de jeter les vieux déchets dans des terrains vagues. Il n’était pas rare, quand j’étais petit, de voir des postes de télévision, des vieux poêles, des machines à laver traîner au bord de la route, dans les champs… J’ai l’impression que personne ne faisait attention à cela. On remplissait les vieux tracteurs et on déchargeait toute cette merde dans des terrains vagues. Mon grand-père possédait même une sorte de grotte sur son terrain, et on y retrouve encore aujourd’hui des balançoires, par exemple. Nous n’avions pas de service des encombrants ou d’incinérateur. Le reste, on le brûlait nous-même, derrière le jardin, dans un vieux baril. Certains de mes collègues, je pense notamment à Larry Brown ou Tom Franklin, deux écrivains que je lis, utilisent aussi ces paysages-là dans leurs histoires. Et à mon tour, lorsque j’écris, je m’en inspire, et j’y ajoute mes souvenirs personnels.

Après, j’ai l’impression que les choses ont changé. Quand je passe devant certaines propriétés, en allant au boulot ou autre, en prenant de petites routes ou des sentiers, je me rends compte que la misère a tout gangrené. Des gens ont abandonné. Ils avaient une ferme, souvent héritée de leurs parents, mais ne l’exploitent pas. Ils s’y saoulent, fument des joints, se shootent à la méthamphétamine ou à l’héroïne, qui vient d’arriver dans nos contés… Des gens qui ont perdu leur job, sont tombés dans l’alcool ou la drogue, et l’histoire fait le reste. De mon côté, mes parents m’ont aussi laissé une propriété, que j’essaye d’entretenir. Et puis, j’ai de la chance, j’ai un bon boulot.

Même dans ma propre entreprise, on a des cas similaires. On s’est fait racheter par des Canadiens, il y a un an ou deux, et j’ai un neveu qui a perdu son job, huit mois après avoir été embauché. Pareil, un ami, qui s’est fait virer, essaie la meth, devient accroc très vite, commence même à la « cuisiner » (en anglais, on utilise l’expression to cook meth, littéralement « cuisiner la méthamphétamine », ndlr) et enfin à la vendre – et c’est loin d’être le seul. Ça va très vite. Une mauvaise rencontre, après avoir travaillé toute la nuit pour joindre les deux bouts, et il a commencé à la sniffer ou à la fumer, pour tenir le coup tout l’après-midi. Sa femme s’en est rendue compte, donc elle a demandé le divorce. Sa maison a pris feu, un jour, à cause d’une mauvaise manipulation lors d’une préparation. Je crois qu’il est encore en prison aujourd’hui.

À son retour du Viêt Nam, mon père a passé dix, douze ans dans une usine de tabac à Louisville, dans le Kentucky. Entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, l’usine embauchait ou licenciait sans cesse, jusqu’à ce qu’elle ferme définitivement. Ensuite, ils ont proposé à mon père un autre job dans une usine, mais en Géorgie cette fois-ci. Il a refusé, puisqu’il refusait de déraciner sa famille. On a vécu une période douloureuse, où nous survivions grâce à l’aide publique. Alors, il a travaillé un peu plus dur et ma mère a dû à son tour prendre un job, pour un salaire de misère, afin de joindre les deux bouts.

Après la période Reagan, que je vois comme une période assez positive pour l’industrie, le début des années 1990 fut un nouveau coup dur. Ma mère a trouvé un job dans une usine qui sous-payait ses employés – 8,50$ de l’heure. Une autre usine, A&O Smith – je ne me rappelle plus de ce qu’ils fabriquaient – payait mieux, mais ils ont dû fermer. D’autres entreprises licenciaient, et certaines menaçaient de licenciement les employés qui refusaient de baisser leur salaire. Ceux qui sont restés ont perdu énormément d’argent. Il y a des petites poches de terre, partout dans ma région, où les gens perdent leur boulot parce que les usines ferment. Et aujourd’hui, c’est très compliqué de retrouver un boulot qui paie aussi bien que celui qu’on perd : tous les salaires sont revus à la baisse, donc si on gagnait bien sa vie dans une usine et que celle-ci vous remercie, impossible de maintenir son niveau de vie, puisqu’une autre saura pertinemment que le marché est dur, et en jouera pour baisser le salaire proposé.

Et tout cela peut enclencher des comportements violents ou addictifs. Les gens évacuent, arrivent à leur point de rupture. Je vois beaucoup d’amis se perdre dans la drogue. Un ami, un Indien, est tombé dans la meth, et en est mort à 32 ans. Il était diabétique, donc on a du lui amputer une jambe lorsqu’il était très faible. Mais avant cela, je le voyais tous les jours à son boulot – il travaillait sur des chantiers – et son état empirait à vue d’œil. Il se pointait à l’hôpital et les médecins le suppliaient de se soigner, mais il ne voulait rien savoir…

J’ai grandi avec la drogue, même si mes parents ou mes oncles étaient loin d’être des camés. Mais bon, au bout d’un certain temps, on se retrouve confronté à ce qui circule, que ce soit la marijuana, la cocaïne… J’avais un ami qui recevait de l’herbe par courrier, et c’était amusant parce qu’il habitait au milieu de résidences qui appartenaient à des gens plutôt aisés, à des familles issues de la classe moyenne, et lui, le Portoricain, recevait de la marijuana dans sa boîte aux lettres. Dans sa famille, une fois que tu y étais intégré, c’était comme dans Sons of Anarchy : tu faisais partie du gang, en quelque sorte. Et puis un jour, il est parti en maison de redressement, ce qui n’a pas arrangé sa consommation de cannabis. Il revenait le week-end, et ce n’était que fêtes et défonce. Une fois, j’étais tellement dans un état second que je me suis retrouvé à donner des coups de tête à une Camaro qui appartenait au membre d’un gang californien que mon pote connaissait, et qui était venu de la Côte Ouest ce soir-là. Mon pote est intervenu lorsque le gars s’est énervé, et puis on a tous sympathisé.

Ça, c’est l’aspect fun. Après, avec les vrais accrocs, la rengaine est différente. Quand tu commences à consommer de la meth, que tu es défoncé 24 heures sur 24, la seule chose qui te motive, c’est ton prochain shoot, et comment tu vas te procurer l’argent pour te le payer. Les camés notent tout : les horaires des habitants, quand le père part au boulot, quand la femme amène les enfants à l’école avant de se rendre à son bureau, et puis ils cassent la porte et s’emparent de tout ce qu’ils peuvent. Ils volent des baraques, prennent de la coke, font n’importe quoi – il y en a même qui font des rodéos avec des tracteurs. Tu vois ça aux nouvelles locales, à la télé… À Louisville, dans le Kentucky, les cambriolages ont fortement augmenté. Les mecs vendent tout à des prêteurs sur gage pour quelques dollars. Finalement, la seule chose qui les motive, c’est la survie : voir un autre jour pour continuer à se défoncer.

Mémoires de mon père

Avant, quand les vétérans revenaient de la guerre, ils ne parlaient pas, ils gardaient tout enfoui, en eux. Ils n’étaient pas non plus les bienvenus, puisque la guerre du Viêt Nam était une guerre que les gens ne soutenaient plus depuis longtemps. Aujourd’hui, quand je vois mon cousin qui revient, il a à sa disposition un psychologue, on l’informe sur le stress post-traumatique, lui donne des médicaments… Mon père, Frank Bill, Sr., commence à peine à avoir accès à ces soins-là. Il commence à aller à des meetings, à reconnecter avec d’autres soldats, dans d’autres villes des États-Unis, avec qui il parle du conflit. Il me parle parfois de sa culpabilité, se demande pourquoi lui a survécu, quand tant de ses camarades sont morts là-bas.

Quand mon père est revenu, il avait perdu tous ses papiers, ses rapports de mission, la liste des endroits où il avait servi, etc. Nous savions qu’il pouvait prétendre à la Purple Heart (médaille militaire accordée aux tués ou blessés lors d’un conflit, ndlr), puisqu’il avait perdu l’usage d’une oreille après une explosion en plein combat. Mais il n’a jamais voulu la demander, jusqu’à il y a dix ans, où il s’est enfin décidé à faire ce travail de souvenir. Mais à cause de l’absence d’un certain nombre de documents, à chaque fois qu’il remplissait un formulaire et que l’administration devait confirmer ses dires, on perdait du temps et on devait recommencer depuis le début – sans compter les moments où ils épelaient mal son nom…

La raison pour laquelle il a rejoint l’armée, c’était pour se faire assez d’argent pour s’acheter une nouvelle voiture. Il voulait être flic, mais en 1968, il y avait une taille minimum pour intégrer la police, donc il leur a dit « merde » et a rejoint les Marines. Quand tu as 19 ans et que tu veux faire le dur, ça fonctionne. Quand tu te retrouves au Viêt Nam, ce n’est plus du tout le même chose.

Peut-être qu’aujourd’hui, le fossé est encore plus grand. La génération de mon père travaillait dur, à l’usine, des métiers manuels et pénibles… Aujourd’hui, on est assisté par la technologie, par exemple. Et puis, nos parents ont toujours voulu que nous ayons une vie plus facile que la leur, ce qui joue, je crois. J’ai un ami qui est instructeur pour l’armée, et à chaque fois qu’on se voit, il ne cesse de me parler des jeunes gens qui partent au combat. Il me dit : « Ce ne sont que des enfants. Ils n’ont absolument aucune idée de ce qui les attend… »

La parole est sûre, le verbe alerte. Lorsque Frank Bill décrit son pays, il n’enrobe pas ses phrases de grandes explications. Il parle de ce qu’il connaît, de ce qu’il vit au quotidien. De la sourde menace qui s’étend peu à peu au-dessus de son univers, faite de drogue, de chômage, d’inanité et de violence. Et lorsqu’on lui demande s’il est optimiste, il répond simplement : « Non. »

Partager cet article

Ajouter un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.