Dans un livre aux teintes doucement fanées, les éditions Bleu autour nous donne à voir en couleur la Turquie des débuts du siècle passé. Où l’on découvre la beauté des plaques autochromes réalisées par Jules Gervais-Courtellemont, explorateur-photographe.
De Gervais-Courtellemont (1863-1931), on connaissait des vues de la Première Guerre mondiale, qui de leurs couleurs encore pimpantes, venaient brouiller l’imaginaire du premier conflit mondial, comme ce soldat qui pose dans sa tranchée, à moitié caché par un rosier aux fleurs vermillon.
Mais c’est dès la fin des années 1880, alors qu’il vit en Algérie, qu’il s’initie à la photographie, pour “reproduire fidèlement les splendeurs du passé et le pittoresque du présent”.
Table des matières
Images à la patate
En juin 1907, les frères Lumière lance le procédé de l’autochrome. Avec Léon Gimpel, Gervais-Courtellemont est l’un des rares photographes professionnels français à adopter ce procédé certes fascinant, mais coûteux et difficile à utiliser techniquement (l’autochrome suppose notamment un temps de pose long, du moins jusqu’en 1910).
Le principe consiste à recouvrir une plaque de verre d’une couche de fécule de pomme de terre teintée en bleu violacé, rouge orangé et vert puis d’une émulsion photosensible au gélatino-bromure d’argent. A l’exposition, les grains d’argent masquent plus ou moins certains grains de fécule colorés et les couleurs sont ainsi restituées par synthèse additive. Après développement, l’image obtenue est un positif (pas de négatif, donc chaque autochrome est un objet unique), visible en projection.
Ce sont principalement les amateurs qui, entre 1907 et les années 1930, feront les beaux jours de ces premières images en couleur.
Visions d’Art et Visions d’Orient
Depuis qu’il s’est converti à l’Islam (il a pénétré dans La Mecque pour y réaliser des clichés inédits), le but de Gervais-Courtellemont est de faire connaître à ses contemporains les modes de vie des pays du monde musulman.
Dès le mois de décembre 1907, il se lance dans le mythique parcours de Paris à Jérusalem, en passant par Constantinople, déjà suivi par un grand nombre d’aventuriers de l’image photographique depuis la mise au point du daguerréotype en 1839. Son périple en Turquie, Palestine, Syrie, Égypte se prolonge jusqu’en mars 1908. Il en rapporte 1300 plaques autochromes.
A son retour en France, il présente ses images lors de conférences assez spectaculaires intitulées Visions d’Art et Visions d’Orient, les publie dans des périodiques comme L’Illustration ou dans ses propres ouvrages.
Adieu aux Ottomanes
Dans sa série sur la Première Guerre mondiale, Gervais-Courtellemont s’intéresse beaucoup aux troupes coloniales, auxquelles il rend hommage, comme en souvenir des heures magiques passées dans les confins de l’empire.
Dans Ottomanes, c’est par un autre empire qu’il semble fasciné, quelques années seulement avant sa disparition. A travers ses images, forcément empruntes d’une certaine tristesse, Gervais-Courtellemont nous donne à voir une Turquie à la fois en pleine ébullition et comme épuisée par des tiraillements déjà anciens entre occidentalisation et tradition.
Il parcourt la Thrace, bientôt théâtre de la première guerre balkanique, est témoin à Constantinople de manifestations Jeunes Turcs, dont les fez et les drapeaux éclaboussent l’image de leur rouge sang, traverse l’Anatolie, visite Konya, poursuit jusqu’à Alep, Damas et Jérusalem.
Partout, l’autochromiste compose ses paysages avec soin ; partout il porte une attention particulière à la lumière, que le temps a rendu partout un peu rosée.
Un empire en l’état
Les Ottomanes de Gervais-Courtellemont sont publiées dans la jolie collection “d’un regard l’autre” des éditions Bleu autour*. Cette collection cherche à “dessiner des géographies intérieures, qui ouvrent sur l’ailleurs, qui disent l’exil, les relations (tensions) entre les lieux.” Pas facile, pourtant, de reproduire ces plaques autochromes.
Contrairement au premier ouvrage publié sur le travail de Gervais-Courtellemont**, le choix a été fait ici de reproduire des plaques peu ou pas restaurées. La tendance est donc au vieux rose, au vert un peu éteint, au rouge parfois criard. On dira les couleurs passées, plus très “justes”, quelquefois presque “virées”.
On pourra aussi y voir la trace des années écoulées, l’objet chargé de son histoire, immédiat dans son rapport au temps, justement par ses défaillances à nous montrer l’image “parfaite” auquel notre environnement visuel nous habitue aujourd’hui. Mais enfin, l’eau du Bosphore est bleue comme le ciel de Damas, les stèles funéraires des derviches tourneurs turquoises, l’herbe d’Anatolie verte, les gamins en tenue multicolore, les “dames turques” (mises en scène sous toutes les coutures, d’autant qu’elles ont joué un rôle important dans la fin de l’autocratie proclamée en 1908) parées d’étoffes au bel imprimé et le kebab… sanguinolent !
Textes autour
Enis Batur signe en introduction de l’ouvrage un beau texte intitulé “Istanbul, la ville des grands oublis”, dans lequel il dit son obsession des cadres, des fenêtres… et des images de sa ville. Où la métaphore de l’image photographique comme une fenêtre ouverte sur le monde est reprise avec talent. Selon l’écrivain, la photographie enregistre un moment unique dans l’espace-temps, mais cet enregistrement permet pourtant de partager la singularité du moment. C’est la “seconde vie” de la photographie. Face à ces images redécouvertes de sa ville, Enis Batur écrit : “De mon côté, je me livre à une lecture inspirée par mes préoccupations d’homme de lettres, autrement dit je cherche chaque fois à percer “le noir de la photographie”, la réalité qui flotte sous la forme d’un négatif”.
Les images de Gervais-Courtellemont sont suivies d’une fiction de Timour Muhidine, “L’errance de Ziya Bey”, balade à travers les images choisies par l’écrivain dans le fonds de la Cinémathèque Robert-Lynen qui conserve une grande partie des plaques de Gervais-Courtellemont (avec le National Geographic Museum de Washington).
Enfin, Emmanuelle Devos, responsable de la mise en valeur de ce fonds, fait le point sur l’Autochrome Lumière, source de “sensations colorées”, et sur le parcours de Gervais-Courtellemont.
L’explorateur-photographe était l’ami de Pierre Loti et puisait dans ses textes lors de ses conférences. Juste avant de feuilleter ces pages ottomanes, on pourrait emprunter cette phrase à l’écrivain : “C’est donc vrai, je vais revoir Stamboul… C’est bien réel et prochain, ce pèlerinage auquel, depuis si longtemps, je rêve…” (Fantôme d’Orient, 1890).
Enis Batur, Timour Muhidine, Emmanuelle Devos, Ottomanes. Autochromes de Jules Gervais-Courtellemont, Saint Pourçain-sur-Sioule : Éditions Bleu autour, 2005.
* La petite équipe de Bleu autour, maison d’édition installée à Saint-Pourçain-sur-Sioule, dans l’Allier, vit de la réalisation (de la rédaction à l’impression) de journaux « de pays », magazines économiques, lettres d’information, etc. Elle publie aussi un trimestriel culture & société intitulé Jim, journal intime du Massif central. Son catalogue rassemble des ouvrages littéraires, historiques et de photographies.
** Béatrice de Pastre et Emmanuelle Devos (dir.), Les Couleurs du voyage. L’œuvre photographique de Jules Gervais-Courtellemont, ParisMusées/Philéas Fogg, 2002.
Pour poursuivre le voyage avec des autochromes sur le Maroc : Philippe Jacquier, Le Maroc de Gabriel Veyre, 1907-1936, Éditions Kubik, 2005.
Je suis journaliste indépendante et je me passionne pour tout ce qui touche à l’actualité et les médias.