Jarmush n’est pas fan des films samouraï de Seijun Suziki pour rien. Voyage insolite à travers les femmes, les Amériques et différents moments de vie, de l’éternelle jeunesse de lolitas sucrées jusqu’à la mort, Broken Flowers fait une fois encore dans l’initiatique, mais cette fois par l’entremise des femmes. Soit un quinquagénaire occidental au seuil d’une paternité frustrée, qu’interprète un Bill Murray pingoin dont le comique facial, plus minimaliste que jamais, s’accorde parfaitement à la tendresse mélancolique de Jarmush. Un voyage au cœur d’une middle class America au goût de bonbon rose, recyclant à la pelle ses clichés pour faire du film un étrange chant d’amour aux femmes et à l’Amérique du bas qu’elles ont fait naître.
Une enveloppe déposée sur le seuil d’une porte qui ressemble plus à une église qu’à une maison. Il s’agit bien d’ailleurs d’une sorte d’enterrement. Don Johnston, auquel à la lettre J du patronyme on peut d’emblée rajouter Juan, atone, sonné, assiste au départ de son amie Sherry. Bye, bye. On verrait presque les ailes du survêtement noir qu’il porte s’envoler elles aussi. Le bonhomme absent, éteint, s’allonge comme un enfant sur son canapé cuir.
Impassible Don Juan Johnson, impassible et laconique. Il se tient droit dans son sanctuaire, défait, neurasthénique à souhait. Pour la mise au contraste, visez le voisin. Ethiopien, fournisseur officiel de café et père de très joyeux enfants, Winston écrit des polars, et cherche des énigmes à résoudre.
Comme ça tombe bien, dites donc. L’excitation du voisin pallie donc l’asthénie de Don et pose l’intrigue : qui a donc écrit la fameuse lettre rose informant Don qu’il avait un fils de dix-neuf ans ? Inversion des lignes, c’est Don qui sous le management serré de Winston partira à la recherche de ses ex-amantes pour découvrir laquelle d’entre elles lui a fait cet enfant.
Suivez le rose – pinky sugar babe
Winston n’est pas du genre amateur : adresses, liste d’hôtel, itinéraire et même musique d’ambiance. Bill Murray recycle son look de pingouin glacé assis en équerre dans sa voiture de location, avec cette petite touche de contraste faisant merveille à la banquise : une bande son blaxpoitation seventies concoctée par son tour operator maison.
Première adresse vide pour notre quinqua arborant son bouquet de fleur à la main. Celle qui le reçoit n’est pas l’ex-amante mais une jeune ado en pleine montée de sève. Peignoir, portable, vêtements, idole du tout-en-rose surexcitée, dont le modèle et l’extension grandeur nature est cette veuve de pilote de rallye (Sharon Stone, parfaite), qui, en amante nostalgique, offrira à notre ours son unique nuit d’amour.
L’étape suivante est certes moins funky – un lotissement au paradoxe typiquement américain constitué de riches maisons construites sur le principe du préfabriqué – tout en façade, rapide et flamboyant. Don s’y retrouve face à une femme presque déjà morte. Ce n’est pas tant la raideur du visage, le regard décédé, l’ordre glacial qui règne chez elle, que ce détail remplissant tout : une peinture de sa propre maison accrochée au salon. Femme effacée derrière la frime blanche et vaine de son mari, ce personnage est peut-être le plus complexe du film. Comme si par ses regards, connaissant Don, elle était consciente de la vacuité de son théâtre, de son mari, de son existence même. Un univers de faux, de transparence tronquée, de mannequins vides et propres.
“I’m just a stalker in a Taurus”
Questions taureaux, la libido jadis saillante de Don ne s’est réincarnée que dans le nom de sa voiture. Pour le reste, c’est au bestiaire domestique que tout se joue. Une troisième visite auprès de Jessica Lange, experte new age en communication pour animaux, prêtresse en plein délire dont le cabinet, envahi de chien-chiens à leur mémère, ne désemplit bien sûr pas. Outre le traitement des détails dans le décor, le rôle secondaire mais au contrepoint comique très sûr de l’assistante pouffe surinvestie dans son job (Chloë Sévigny), c’est une fois encore le rapport au temps qui crève l’écran. Une femme dont la vérité, loin du théâtre toc de la toute puissante communication, semble parfois remonter en surface, l’espace de quelques secondes, avant d’être à nouveau recouverte par sa panoplie de surface souriante au botox.
Cinéma haïku, grammaire minimaliste
Au niveau du regard, Jim Jarmush reste fidèle à sa grammaire minimaliste. Un cinéma de l’understatement, où l’on est toujours légèrement en deçà, où l’on évoque, on indique une possibilité d’entrevoir le mystère sans jamais le percer tout à fait. Un rapport au fond extrêmement pudique à des personnages qui tous, parce qu’ils ne sont jamais dévoilés, restent vivants, humains, complexes. Ainsi, pour la femme aux animaux, comme Jarmush la prénomme lui-même, un très lent zoom en frontal s’approche de son visage comme pour la questionner, elle et son univers. Sans aller voir plus loin, on s’en tiendra aux portes. Un cinéma haïku qui frappera de nouveau juste avant la découverte de la femme aux motards. Trois plans sinon rien : de l’eau, un chevreuil, une forêt. Pourquoi vouloir faire plus ?
On sait déjà que cette ex-amante, dont la maison perdue au fond d’un bois, entourée de vieilles tôles, d’une tête de grue laissée à l’abandon, sera plus animale. Visage tranché, yeux très clairs, chevelure sombre. La machine à écrire rose qui gît dans le jardin semble un indice plus fiable. De même, les deux brutes penchées sur leur moteur ne semblent pas là que pour la figuration. Don prendra des coups. Plus tard encore, face à la mort de Michelle, c’est une douleur plus profonde qui se fait jour, bien loin du Don Johnston sûr et flambeur de Miami Vice avec lequel on pouvait au tout début du film confondre son double jeune. A la fin du périple, le rire épars a bel et bien disparu. Un homme pleure et mesure le vide.
Père sans objet pour archétype occidental androposé
De retour au départ, le cercle termine sa boucle. Les fleurs brisées du titre ornent désormais la cheminée, l’indifférence du début ayant fait place à un trouble, une cassure, un besoin de réparer. Don cherche son fils et croit le voir partout. Le spectateur, depuis le premier plan dans une posture identique à celle du héros – la découverte, n’a d’autre issue que de s’identifier à lui. D’où la réussite de cette dernière séquence avec le jeune routard, qui cristallise le film, en même temps qu’elle en fait ressortir, comme après coup, toute la mélancolie.
Derrière son humour copyright toujours aussi efficace, Bill Murray joue un personnage-symptôme en pleine crise d’andropose. Archétype pince-sans-rire, sensible et cultivé du quinqua occidental moyen, le personnage dessiné sur mesure pour Bill Murray repousse avec flegme l’angoisse d’avoir a dresser son bilan. Lequel s’avère un peu raide : une sensation de vide, d’absence, un défaut d’incarnation, de manque à vivre, à aimer vraiment, qu’il s’agisse de lui-même ou des autres. Décalé, à la fois proche et distant, il fait rire et comprend tout sans ne jamais faire partie. Qu’il s’agisse du couple ou de la paternité, la note est identique : un grand amour possible qui finalement n’aura pas lieu.
Ex-fan des sixties, où sont tes années folles ?
Derrière un film que d’aucuns considèrent comme mineur, Jarmush joue de la concision jusqu’au petit chef d’œuvre. Au-delà de ses thèmes privilégiés – l’initiation, le voyage ou la musique – la question au cœur de tout son cinéma, qu’est-ce qu’être américain aujourd’hui ?, prend ici une ampleur très touchante puisque s’étirant du national à l’intime. Jarmush n’a que faire du présent historique, paranoïaque et schizophrène de son pays. Ce qui l’intéresse, et là où son regard est juste, c’est l’investigation présente d’un passé mythique. Broken Flowers a donc en cela beaucoup à voir avec le magnifique Dead Man, mais dans une autre temporalité, et vu du côté des femmes.
Cinquante ans après sa naissance, qu’est devenue cette Amérique qui exportait son innocence et sa fièvre à travers le cinéma et le rock ? Jadis sur la marge, elle s’est muée en classe moyenne un peu freak. En alignant lolitas sur le retour, yuppies à la mode mormone et figures new age ou white trash en mal de vivre, c’est le portrait d’une génération d’éternels adolescents – la sienne – que Jarmush, à travers l’initiation de son personnage, dépeint avec tendresse et mélancolie. Une tournée des amantes comme autant de visages différents d’une middle class America à laquelle il renouvelle son attachement et son appartenance.
Chacun pour son grade et tous en transparence
Car pas une seule fois Jarmush n’est complaisant ou condescendant. Sa distance juste se plante en face d’une réalité qu’il ne juge pas, voire qu’il ne questionne pas. On peut d’ailleurs critiquer cette blancheur du point de vue à mesure des visites, trouver ces portraits trop simples, trop lisses. Mais voilà, outre le parti-pris minimaliste de son cinéma, Jarmush décalque dans la forme même de son film la mécanique d’une société qui avance, consomme et passe sans état d’âme d’un corps à l’autre.
Depuis son titre même, Broken flowers est un film lucide. Il est donc naturel qu’il traite par ricochet de la transparence. Celle des êtres laissant entrevoir la vérité intime sous le masque social, mais également celle de la réalisation. Dans un habile subterfuge, le couple Murray/Jarmush se superpose en effet l’un à l’autre pour ne faire bientôt qu’un. Tout se double, le mouvement, la distance, l’humour, jusqu’au même regard tendre qu’ils posent chacun sur ces femmes. Lesquelles, à travers leurs failles, révèlent à ces messieurs leur propre incomplétude.
Que sont devenus les hommes ? Auxiliaires de vie bien réglés dans leur quotidien façon Winston ou gentils quinquas sous prozac abandonnés façon Don, le moins que l’on puisse dire est que le mythe côté mâle a tout autant pris sa part de plomb dans l’aile. Même les cascadeurs de jadis, à l’instar du mari de Laura, mangent désormais les pissenlits. Allez, tout n’est pas complètement perdu. Certains sont encore cinéastes.
Je suis journaliste indépendante et je me passionne pour tout ce qui touche à l’actualité et les médias.