Au-delà des fonderies chocolatées et des nations parfois unies, trois jours pour s’ouvrir et se rendre compte : le cinéma Romand se porte bien. La preuve à travers la première édition de son festival à Genève. Un vrai succès, grâce à la dynamique d’une équipe aux yeux grand ouverts sur l’avenir.
Avec l’installation de la cinémathèque suisse à Lausanne, le public genevois n’avait jusqu’ici à sa disposition que quelques jours de décembre pour goûter aux plaisirs d’un festival. Depuis peu, des couleurs et un sérieux coup de sang ont modifié l’agenda et la nature de feu « Genève fait son cinéma ». Désormais axé sur toute la production de Suisse romande francophone, Xavier Ruiz, directeur de Fonction : Cinéma, entend bien démontrer la vivacité d’un cinéma romand semblable à son festival, à la fois multiple et en plein essor.
Fictions du réel, aujourd’hui, maintenant
La sélection présentée, avec 37 courts, 9 longs-métrages et 20 documentaires, confirme la prédominance de ce dernier genre en Suisse, même si l’invitation d’un invité alémanique, clin d’œil amical au grand rival d’outre Sarine, avait aussi pour but d’étoffer le petit nombre des longs métrages présentés. Petit mais costaud. Outre la production télévisuelle, ce festival aura été l’occasion de voir ou revoir deux très bon films. Garçon stupide, de Lionel Baier, film d’aujourd’hui sur une homosexualité avec et sans sentiments, Rohmer coup de poing sur des corps en machette. Un travail à revers de clichés sur l’entrée vers l’âge adulte, dur et sans fard, à la mise en scène et l’éclairage superbes, par ce qu’il est convenu d’appeler un cinéaste en devenir.
Même combat d’un réel contemporain avec Absolut, de Romed Wyder, où deux jeunes hackers viennent semer la panique dans les hautes sphères de la finance et mettre en péril leur univers bien réglé de jeunes urbains. Captivant de bout en bout, pris dans une spirale toujours mouvante de doute et de mémoire faussée, un film d’action sans autres effets que ceux du montage et du scénario, doublé d’un vrai travail sur la structure narrative du récit. Qu’on se le dise, le jeune cinéma Romand, loin devant les arrières-gardes post-structurales de ses aînés, a de beaux jours devant lui.
Solide amarre à l’ancrage des docs
Qu’en est-il du documentaire ? De l’Afrique à l’Inde en passant par l’Amérique du sud, la sélection manifestait une réelle ouverture au monde. Gage d’une certaine conscience politique d’abord, notamment avec Amasoja, de Giorgo D’Imperio, un état des lieux inquiétant sur le conflit opposant indiens et écologistes aux grandes familles gauchos tirant profit de l’agronégoce au Brésil. Deuxième producteur mondial de soja, paralysé entre prospérité économique et protection de l’environnement dans sa volonté politique, le Brésil laisse libre cours à l’exploitation mercenaire de ses ressources naturelles, pour la culture d’un soja dont la viabilité à long terme en Amazonie est toujours récusée par les scientifiques.
En Afrique, Agnès Maritza Boulmer dressait avec En attendant la pluie un bilan sombre du sida au Mali, entre défaillance politique et indifférence des populations. Présente aux côtés d’une troupe de Bamako utilisant le théâtre pour faire de la prévention, la réalisatrice signe un documentaire au plus près de l’Afrique, plein de rire et d’horreur. Christophe Cupelin, réalisateur de Paroles de Kononga, plonge lui sa caméra au cœur d’un village de brousse. En recueillant la parole des anciens, il réalise un portrait trouble et très beau d’une Afrique évanescente, en pleine disparition d’elle-même, de ses mythes. Un film dont la douceur et l’abandon finissent comme par happer le réalisateur vers sa propre histoire en suspens.
Etat des lieux de l’intime.
Ce présent du réel était également au centre de plusieurs documentaires tournés vers le subjectif et l’intime. Reconstruire, retrouver, repartir. Dans Le souffle du désert, de François Kohler, quinze hommes questionnent le sens de leur vie avec un thérapeute au milieu des dunes tunisiennes. Derrière la démarche new age, le film touche pleine cible. Montrer son corps, dire sa souffrance, se faire tour à tour petit enfant puis brute au large rire en appel fixe de testostérone, tout cela, François Kohler le filme avec justesse, lui permettant de capter une parole vraie et rare chez des hommes d’âges et d’horizons si différents.
L’intime n’est d’ailleurs pas l’apanage de ceux qui sont devant l’objectif. Le film de François Rossier aura renversé les normes, bousculé, surpris. Petit bijou d’intelligence comique, Détour par Calcutta part à revers et brille par son défaut, sa tare : un film qui commence par perdre son sujet et finit par être poursuivi par celui-ci. Au départ documentaire sur le maire de Calcutta, il devient vite transgenre : journal de tournage, autobiographie, manifeste absurde et au final véritable merveille captant l’Inde pour ce qu’elle est – un fabuleux bordel ponctué de fureur à vivre, de bruits et de couleurs. Sans en avoir l’air, se laissant prendre au jeu et délaissant l’ironie, François Rossier filme un tourbillon de vie, d’histoires, et de fictions possibles.
L’enfance ou la vie (retrouvée).
Le possible et l’intime, deux caractéristiques de l’enfance, dernier axe important du festival, traversent deux très beaux documentaires. Sin Piedras (Sans pierres)tout d’abord, de Pau Itarte et Quim Fuster, qui compare de manière tendre et subtile la vie de deux enfants, l’un palestinien vivant à Hébron, Yzan, l’autre espagnol en plein cœur de Barcelone, Sergi. Quelques images pour planter un décor : le tour de sécurité du père d’Yzan avant de boucler sa maison pour la nuit, la piste d’athlétisme, l’apprentissage des leçons pour Sergi. Deux univers saisis tour à tour entre famille, école et amis par la lame du montage, et qui disent plus sur la guerre et l’enfance que nombre de pavés noueux. Au contact de ses jeunes protagonistes, le film dresse une réflexion politique sur l’espoir que vient compléter d’une autre manière Les arbres de Josh, de Peter Entell.
Derrière la mort du meilleur ami du réalisateur, une promesse subsiste. Faire du cinéma un outil, fabriquer un corps, se faire une mémoire et l’offrir au fils, pour qui la perte du père est irréparable. Ce n’est pas des frères Dardenne mais tous leurs thèmes affleurent : l’initiation, l’humanité, le deuil, la fraternité, la révolte. Un long appel à ne pas s’enfermer qui se dessine à mesure, un lent trajet vers la vie par la parole et l’acte. Et quoi derrière ? Dans le débat qui suivit la projection, Peter Entell sut reprendre les doutes, les écueils du tournage. Expliquer sa démarche, se rendre compte des mots, de la portée d’un film, être acteur du miroir déformant que constituent un réalisateur et son public, c’est surtout par cela qu’un festival est vivant.
Cette première du Film Romand aura donc raflé la mise. En pariant sur l’ouverture et le décloisonnement des genres, la convivialité, l’exigence, l’équipe de Fonction : Cinéma ouvre en grand ce que le cinéma indépendant tenait à fond de cales. Tremplin pour les écoles d’art, vitrine pour les films plus produits, la Maison des arts du Grütli peut donc s’attendre à être courtisée par beaucoup. Les projections plein-air, les présentations de film, l’échange avec les réalisateurs : de précieux détails qui font de cette première édition un vrai succès, et permettent d’espérer la seconde avec impatience.
Je suis journaliste indépendante et je me passionne pour tout ce qui touche à l’actualité et les médias.