Le dernier voyage de Tanya – Aleksei Fedorchenko

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Célébration païenne des corps

Aïst accompagne Miron enterrer la femme de celui-ci sur les lieux de leur première lune de miel. Ravivant par la fiction la culture d’une ancienne tribu de Haute-Volga, les Mériens, Fedorchenko revendique un cinéma esthétique en travaillant le deuil par l’éloge de la chair sous fond de road-movie de l’intime.

Le dernier voyage de Tanya s’ouvre avec deux oiseaux en cage à l’arrière d’un vélo, premier élan d’un long travelling vers l’arrière, vers le passé, qui dessine aussi la double structure du film : le mouvement d’un voyage vers la mort ne pouvant s’envisager ici autrement que soudé à l’éloge de l’amour et de la vie.

Dès les premières images, Aïst, la quarantaine assise sur son vélo, commence une narration basse, sourde, intermittente. Un procédé souvent coupe-gorge au cinéma qu’utilise ici Fedorchenko comme pour empêcher son spectateur de succomber tout à fait au silence qui entoure ce Dernier voyage. On parle peu chez les Mériens, dans ce bassin post-industriel de la Volga qui n’en finit pas de rouiller, où les gestes et les regards priment toujours sur les mots.

Loin du ciel, bataille entre draps et rouille

Il faut d’ailleurs bien le chant de deux passereaux en cage pour adoucir le cadre d’abord glacé de la ferraille, de l’usine, des visages et du froid, des paysages aussi, très présents à l’écran. Aucun doute, nous sommes bien dans ce qui fut un jour l’empire soviétique. Pourtant, loin du conservatisme politique et religieux parfois associé au cinéma russe, Fedorchenko troque la pensée contre le sensuel. Il s’intéresse d’abord aux rapports de l’image à la beauté, au désir et au regard, par l’intermédiaire d’Aïst, double du cinéaste en photographe-écrivain.

Le rythme, le mystère, le flot de sensations que provoquent ces images lentes, très belles, le plus souvent fixes, cherchent constamment à pousser ce qu’on regarde vers le sublime, mêlant la texture aride et minérale des paysages et des friches industrielles, à celle, charnelle, des visages et des corps. Fedorchenko les filme tels qu’ils sont, le plus souvent massifs, taillés à brut de chair, rappelant le Reygadas de Bataille dans le ciel, pour un résultat pourtant radicalement opposé. Pas d’impact, pas de stupeur, pas de choc. Fedorchenko joue l’envoûtement par douceur froide.

Mise au tombeau, volupté

De cette esthétique rêche et puissante se dégage une lente odyssée vers la mémoire, dans la célébration de Tanya et du lien entre les êtres. Le ballet des corps et du voyage confronte alors les souvenirs d’Aïst et de Miron, leurs deux visions, leurs deux points de vue, l’un centré sur l’enfance, l’autre sur l’amour passé, qui s’entrecroisent et finiront par se reconnaître. Car au fond dès l’ouverture et sa métaphore des oiseaux en cage, Fédorchenko avait annoncé la couleur. Lentement, les liens entre Aïst et Miron vont donc se dénouer autour de Tanya, laissant peu à peu infuser le transport du désir.

La mise au tombeau, motif classique s’il en est dans l’histoire de l’art, sert ici de point de départ autour duquel tout le film s’organise : se succèdent dans l’ordre la préparation, le voyage, la séparation, puis le retour des initiés, Aïst et Miron, fossoyeurs d’un jour pour un enterrement qui est en réalité un mariage par l’envers. La séquence du lavement, où l’on prépare la morte comme une mariée, en nouant des fils de couleur sur ses poils pubiens, est d’une très grande beauté. Dans un intérieur calfeutré, tout se joue alors littéralement sur le mode de la retenue, de l’attachement, renforçant par contraste la séquence de la séparation, du retour à la rivière.

Esthétisme, imaginaire et lévitation des sens

Grelots, plumes et peaux de bêtes resteront au placard. Fedorchenko prend le tribal par l’esprit, dans la mécanique sobre des gestes. Aussi n’assiste-t-on pas à ce rituel de l’extérieur, à travers un écran. L’impression persiste au contraire, grâce à un remarquable travail sur le son, d’avoir l’oreille et la rétine collées à ces corps, d’être associé à la cérémonie en intime. Partout, des bruits d’eau et de feu, des rythmes étouffés, des bribes de chants débordent du cadre. Le rapport aux êtres et aux choses, de la vodka aux vielles machines à écrire, finit par crever l’écran pour faire glisser le spectateur d’un réel balisé vers un territoire où se rejoignent rêve, conte et célébration païenne des corps.

Fedorchenko cède bien sûr à la tentation esthétique. Il la revendique même, poussant au forcing une série de plans-photos juste pour le plaisir d’en rajouter. Pour autant, ce Dernier voyage de Tanya est bien plus qu’une simple vignette plastique estampillée film de festivals. Dans son rapport au corps dédouané de toute provocation, Fédorchenko place son film à part dans la production actuelle. Une case de côté, pas forcément intemporelle, mais ne refusant pas non plus le contemporain, au contraire. L’usine, le supermarché, la patinoire se posent en espaces d’un collectivisme du désir, où les corps se cherchent et s’offrent à l’instar de ces Mériens qui n’adorent que « l’amour à prendre et à donner », et n’ont d’autre Dieu que la Volga, la rivière qui engloutit leurs morts. Avec ce Dernier voyage de Tanya, Fédorchenko surprend par sa manière de fondre conte, deuil et récit de volupté, par succession de glissements, dans une étrange douceur figée, souvent opaque, se mariant à merveille avec la rigueur plastique et l’architecture de son cadre. Un film envoûtant, éloge d’un chamanisme de la chair pour une lente lévitation des sens.

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