Garage – Lenny Abrahamson (Prix Art et Essai à la Quinzaine)

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Josie est pompiste dans un garage crasseux d’une petite ville d’Irlande. Un cœur d’or pour un visage rond fendu d’un sourire béat, un gamin d’une quarantaine d’années qui n’aurait pas grandi malgré son corps poids lourd. Un jour, son patron lui colle un apprenti adolescent. Variation minimaliste sur l’amour universel, l’exclusion et l’identité, Garage saisit la vie au plus près du réel. Abrahamson filme la beauté simple, presque pure, d’un homme face au monde et aux êtres qui l’entourent. Une mise en scène désossée jusqu’au nerf jouant l’humour par la corde, pour l’un des petits joyaux noirs du 60ème de Cannes.

Josie mène sa vie comme son garage, en bord de route. Les gestes, les paroles, les visages se suivent chaque jour en métronome. Il sert en écoutant les vies qui passent là, rêve de voyages et d’aventures, mais tient ses jours à l’immobile, le plus clair de son temps vissé entre sa chaise et sa routine quotidienne. Placer des bidons d’huile dehors, faire le plein, rentrer les mêmes bidons le soir, placer les grilles en vitrine et basculer l’attente du devant vers l’arrière.

Sa journée terminée, Josie ouvre l’autre porte du garage à l’arrière, pose son fauteuil et regarde le jour descendre. Entre ces deux ouvertures, filmés sous un vieux néon blanc, un poste télé, un frigo, une cuisinière, un lit coincé dans l’atelier témoignent d’une vie cimentée par la crasse. Souvent, Josie passe s’éteindre de quelques pintes au pub et retrouve la fine fleur intellectuelle locale. Dans ce bled déjà prêt à les enterrer tous, hommes et femmes se défont par l’alcool pour oublier une existence en creux, à la marge d’une société prospère, où le youp la boom du business se limite au ballet des bidons d’huile susnommés.

Une vie dure mise en scène au couteau, pour un Tigre Celtique au tapis

Garage, comme la voie qui y mène, s’annonce donc comme l’antithèse cinématographique d’un pays aux avant-postes de l’épopée européenne libérale. Abrahamson reprend la veine sociale des premiers opus du tandem Ken loach/Mike Leigh sous Thatcher, et transfigure la noirceur du décor par la lumière intérieure d’un des personnages qui l’habite. Ces « corps à moitié pourris » selon Carmel (l’épicière aux étales aussi fournies que celles de Gdansk), quand bien même criblés de solitude, cachent à l’intérieur des merveilles. En l’occurrence le cœur pur de Josie, promenant sa bedaine et son corps raide sur la lande près du lac.

Josie n’est pas du genre à broncher. Qu’on lui propose des nocturnes le week-end ou qu’il soit la risée du pub, il acquiesce avec la même béatitude. Ainsi accepte-t-il sans sourciller d’être aidé le week-end par le fils de la nouvelle copine de son patron – David, un grunge triste qui traîne son spleen de quinze ans entre ses lunettes et sa longue mèche de cheveux noirs. D’abord à distance, l’ado se laisse vite gagner par la bonté nounours du pompiste, pour une amitié que la différence d’âge, de milieu et d’intelligence devrait rendre impossible.

Déminage social à l’alcool contre quête d’amour universelle

David s’adapte vite. Sa chaise bientôt collée à celle de son mentor, il remplit les tanks d’essence et laisse le temps traîner. Pour gagner l’estime du nouveau venu, Josie le remplit de bière à l’arrière du garage, chacun buvant le silence sur son fauteuil en plastique. Au bon royaume d’Irlande, l’alcool sert donc de monnaie d’échange pour sceller l’amitié. David présente Josie à la dynamique jeunesse locale qui se galoche et s’enivre sur un bout de rail abandonné. Le matin suivant, toute l’éthique écologique de l’époque se résume d’un geste admirable par le rire et la honte hypocrite qu’il provoque chez nous – le jeté de cadavre sur la lande.

Ce n’est pas la moindre des merveilles de Garage que d’être traversé tout du long par des trouées d’humour deadpan. Le hiatus entre Josie et le monde fonctionne en effet sur le décalage permanent entre l’innocence de l’un et la corruption de l’autre, l’émotion toujours en bascule. Dialogues, décors et micro-évènements sont ainsi définis par un less is more rappelant le double héritage de Beckett et Keaton à notre bon souvenir.

Si la narration tendue comme un arc de métal est mise en scène avec dureté voire froideur, à aucun moment le cinéaste ne s’enferme dans un système. A l’inverse, il construit avec patience son climax jouant d’un savoir-faire narratif aussi classique et efficace qu’inéluctable.

La nature, filmée sans apprêt mais sous un regard double, se partage entre les abords graisseux du garage, la friche ferroviaire d’un côté, auxquels s’ajoutent les champs, routes et prés où Josie balance sa hanche en vrac pour faire avancer son corps. Une nature à l’image des êtres qui l’habitent, suintant l’abandon, le vide, la tourbe sauvage mais aussi la beauté et l’innocence.

Un cheval entre faucon, souris et friche industrielle. Un Garage pour réunir Steinbeck, Loach et Kaurismaki

Garage joue donc en permanence cet équilibre tendu entre trique et tendresse. S’il n’évite pas toujours le symbolisme lors des scènes où le personnage est associé à un animal, Abrahamson définit presque un modèle inversé du Kes de Loach, faisant émerger du tragique une large part d’humour. Le cinéaste tisse par ailleurs avec beaucoup d’adresse son récit autour de cet espace de la marge, où la frontière entre l’urbain et le rural apparaît aussi trouble que celle, chez Josie, entre l’enfance et l’âge adulte. Un pompiste comme îlot de candeur dans un océan de désespoir, où les hommes sont des lâches tandis que les femmes se minent à l’amour raté.

Le Josie d’Abrahamson côtoie de très près le Lenny de Steinbeck. Même besoin démesuré d’amour effaçant les frontières. Josie se prend à rêver mais le retour est cinglant et les places assignées. Aux petites morts succèdent la grande humiliation, et l’univers se fissure avec son cortège de regrets, d’impuissance, d’abandon. Celui d’un corps d’homme avec l’esprit d’un enfant, à qui l’on ne permet de jouer que pour faire rire les grands.

Il ne reste finalement qu’un cheval en pâture près d’une voie ferrée, avec des branches autour, le vert de la forêt sous la lumière d’un ciel gris. Une droite métallique en métaphore d’une vie collée au rail, pour un film sur la vie dure, l’émotion bien en laisse, faisant glisser les corps jusqu’à l’arrachement, par le vide. Une histoire d’amour entre un être et le monde, mise en scène et éclairée comme un fil à plomb tendu sur l’eau. Un acte de cinéma filmé plein cadre, avec sobriété, entre l’huile de moteur et l’herbe d’un jour d’été.

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