Ce n’est pas un dimanche de fiançailles mais un lundi de brûlot social qu’il faudrait libérer pour permettre aux foules de voir ce film. Hail to the thief : dans un grand rire bestial aux antipodes de l’émotion télévisuelle, une lumière est née.
Aaltra est un film qui parle d’un monde que beaucoup voudraient nous faire oublier : le nôtre. Pour hisser les roulettes à hauteur de bras et de torse, un film pour et sur les handicapés de corps, de tête ou d’âme que nous sommes tous. Il y a d’abord ces personnages qui ne parlent pas. Un agriculteur méprisé qui déverse avec indolence ses traitements chimiques sur un voisin qui l’indispose, un fanatique de moto-cross, adepte du télé-travail qui découvre un jour de quoi sont faites les après-midis de sa femme et finit par lancer son portable et une partie de sa vie au-dessus d’un train à grande vitesse. Deux vies mesquines et creuses, que le scénario vient unir dans une belle histoire d’amitié.
Road-movie de fauteuils qui roulent : United White Trash of Benetton
Les deux hommes se retrouvent au même instant, le même jour, dans la même ville, victimes d’un accident qui leur fait perdre leurs jambes. Ils partent sur la route, l’un pour récupérer des dommages et intérêts, l’autre pour réaliser un rêve d’enfant : suivre le championnat du monde de moto-cross. United White Trash of Benetton : leur point de départ sera un concert punk (scène d’anthologie du pogo à roulettes) où ils se font voler leur argent et leurs papiers. Ils ne sont donc rien : sans papiers, sans argent, pour la déambule de fauteuils à roulettes. Vivre en cumulant les handicaps, tel semble être le préambule du film, doublé pour l’occasion d’un défi de cinéma : en faire un film, réussi qui plus est.
De cette contrainte de l’urgence (voyager sans jambes, manger, vivre sans argent), le scénario se nourrit pour distiller une succession de scènes toutes plus hilarantes les unes que les autres. Faire la manche en agressant les passants, louer une place de parking handicapé dans un supermarché, voler un fauteuil électrique, négocier sur le mode du chantage : retourner contre elle-même les codes bien-pensants d’une société qui sépare, exclue, et met en marge, telle semble être une des mécaniques du film : le désespoir social pris d’une sorte de rage dans l’humour.
Carnage jubilatoire
Le scénario défile alors comme une pelote selon ces deux couleurs principales : d’un côté le road-movie en fauteuil roulant jusqu’à la Finlande et l’apparition finale de Kaurismaki, de l’autre parsemée le long de la route, cette série de mini sketchs où s’affirment l’écriture et le talent comique des auteurs. A travers les épreuves de leurs personnages, Delépine et Kervern inversent en miroir le reflet d’une société lisse et auto satisfaite avec son double poisseux, celle des effacés qu’elle refuse de voir. La jubilation du spectateur tient sans doute à cela : la libération, la prise de parole, le passage à l’acte de ceux que la société tient d’habitude à l’ombre dans ses clichés d’images d’Epinal. Ces laissés-pour-compte, forcément victimes du système, prennent ici d’assaut les sentiments, les décors et les masques de cire de l’univers paternaliste qui les contient. Ils boivent, ils rotent, ils sifflent pour qu’on les serve, ils insultent, volent, profitent de la gentillesse des bonnes gens. Les victimes se font bourreaux, les gentils handicapés se muent en sales gamins insupportables.
Sympathy for the Devil vs. Highway to Hell
Un tel propos pourrait facilement tourner au procédé simpliste. Si le film en est loin, c’est d’abord parce que les personnages restent toujours attachants, de quelque bord qu’ils se trouvent. S’agit-il du vieillard colonialiste en retraite, de la famille en camping-car qui prend les héros en stop, du public amorphe d’un karaoké surréaliste, ou enfin de cette autre famille qui subit l’appétit gargantuesque de nos deux bourreaux, le spectateur finit toujours par éprouver une certaine sympathie, pour les uns comme pour les autres. La qualité des auteurs est de ne jamais tomber dans la complaisance et de tenir leur cohérence jusque dans la mise en scène.
Esthétique de crue sociale
Rien n’est en effet acquis d’avance. La pellicule en noir et blanc est traitée pour rendre un grain lourd, un effet de colle, de suintement, qui contrastent avec l’éclairage très saturé du métal des fauteuils, des rails, des voitures et des ciels. La tentation de l’esthétisme – même celle de l’image sale – est mise à mal par la texture et le cadrage des images, que redouble encore le travail sur le son : pas de musique, un fond sonore exacerbé puis mis au premier plan, des personnages qui parlent peu. Une sorte de petit dictionnaire à l’usage des parias en cinéma.
Le son, les lumières, les personnages débordent. Mais à cette esthétique de la crue, il faut rajouter, outre l’humour, le regard souvent juste des cinéastes : cette scène très courte, un plan fixe dans une chambre d’hôtel, où l’on voit immobile le corps allongé d’une prostituée noire sur un lit, le bras pendant jusqu’au sol. Cette autre sur une plage où les héros ivres morts se laissent déborder par la mer, fauteuils ensablés. Enfin la halte du bar, où le corps des deux hommes n’apparaît que sous la forme de mains qui déposent sur le comptoir les verres qu’ils boivent en bas, de leur fauteuil, tandis que la caméra reste à hauteur des deux ambulanciers, dont l’ennui mortel du dialogue achève la morale du film : mieux vaut être invalide dans un fauteuil mais vivant plutôt que mort et valide sur ses jambes. Un cinéma qui, à défaut de jambes, pourrait couper la chique, brûler la bouche et l’épiderme de quelques tièdes autour de nous.
Je suis journaliste indépendante et je me passionne pour tout ce qui touche à l’actualité et les médias.