Fronterismo de Sofie Benoot

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Dans l’obsession sécuritaire d’une Amérique paranoïaque, Fronterismo ausculte les conséquences de la fermeture administrative de la frontière mexicaine. Territoires à l’abandon, misère humaine, résurgence du crime, la réalisatrice cadre au plus juste les dérives induites par une idéologie absurde. Au cours d’une déambulation où le formalisme de la mise en scène agit comme une dénonciation empreinte de nostalgie, Sofie Benoot se heurte au mur de l’absurdité rationaliste d’une frontière à la fois imaginaire et omniprésente.

Frontière fantasmée

A travers le hublot d’un avion, un plan fixe sur les nuages qui défilent devant l’objectif. D’emblée, la réalisatrice assume son point de vue d’étrangère (occidentale) pour signifier que le regard porté sur ce qui va suivre ne sera pas celui du spécialiste des Etats-Unis, de l’historien ou de l’ethnologue. Tout juste le désir d’une étudiante flamande en cinéma pour qui la notion de frontière en général, et celle séparant le Mexique des Etats-Unis en particulier, attire, questionne, fascine. Quoi de mieux, donc, que de tenter de donner corps à ce fantasme jusqu’alors trop nourri par la toile, de se rendre sur place et de saisir, le temps d’un moyen métrage, cette sensation qu’une petite catastrophe humanitaire se joue là-bas, depuis que les Américains ont décidé de clore ce trait d’union entre deux peuples que seul le passeport semblait différencier.

Vaste projet que de s’attaquer du haut d’un film de fin d’étude à un concept éminemment géopolitique mettant en jeu l’engrenage infernal des migrations internationales, sous-tendues par les inégalités nord-sud. En outre, sans être rebattu, d’autre se sont déjà attelés au sujet, avec des fortunes diverses : la compatriote Chantal Ackerman dans le très contemplatif De l’autre côté, vers qui le film de Sophie Benoot lorgne incontestablement, où le laborieux La Frontera Infinita du Mexicain Sepùlveda, en compétition cette année dans la sélection internationale. De par le format de son film, la réalisatrice renonce d’emblée à toute tentative d’épuisement d’un lieu hautement symbolique et préfère bien plutôt trancher dans le vif d’un regard à la fois partiel et partial. Le choix de l’instantané a ceci d’avantageux qu’il épargne au spectateur le salaire de la sueur propre au pensum poussif. Il n’a d’autre ambition que de proposer un témoignage à la fois lapidaire et laconique qui, de par son incomplétude, laisse tout autant de place au questionnement imaginaire qu’à la critique ouverte au sein d’une œuvre à la subjectivité intime assumée.

Un regard frontal pour une réalité irréductible

Glose à part, les quarante minutes invitent donc la réalisatrice à tailler dans le réel des grands espaces, des témoignages frontaliers, pour tenter d’en extraire, si ce n’est l’essence même, du moins le sentiment persistant d’une absurdité administrative. La caméra s’emploie au plan fixe, fait ouvertement écho à la frontalité des travaux de Walker Evans ou de Lee Friedlander, découpe méthodiquement, ici le cadre d’une fenêtre dans un mur en ruine, là le bras tortueux du Rio Grande comme autant de palimpsestes qui, s’ils véhiculent un onirisme visuel évocateur, n’en révèlent pas moins l’aspect caduque et aberrant de cette volonté politique de délimiter un espace géographique et humain intrinsèquement ouvert. Les conséquences de cette obstination liberticide à vouloir fixer les lieux et l’espace, à réifier ses habitants, s’énoncent au fil d’un regard qui ne peut désormais que saisir les vestiges d’un quotidien, d’une humanité en désuétude. Côté américain, les « résistants », demeurés sur place, déplorent la fin d’une forme de solidarité avec les immigrés mexicains, et pointent le paradoxe d’une frontière devenue plus dangereuse que jamais, depuis que divers trafics y prospèrent.

Côté mexicain, la paupérisation des laissés-pour-compte crève les yeux, à l’image de cette couturière s’entêtant dans une activité vouée à la disparition, dans une atmosphère de fin du monde. Ainsi, le film donne à voir cette frontière ambivalente, physiquement invisible mais tellement présente dans le quotidien des habitants. Une frontière incertaine, informe, mouvante dont le Rio Grande pourrait, en définitive, illustrer la puissante métaphore. Au final, en un mois de tournage, Sofie Benoot livre un regard saisissant, nourri de cow-boys dénichés sur internet, et d’imaginaire puisé chez Cormac Mac Carthy. La réalisatrice réussit à incarner de la manière la plus sensible, la tentative de survie opérée par les habitants ainsi que la lente déréliction d’un no man’s land aux allures de coupe-gorge confiné, à travers l’édification du mur, dans un gigantesque cercueil à ciel ouvert. On attend avec impatience le prochain film de la cinéaste, un river movie documentary sur le Mississippi, avec pour dernier stop, la Nouvelle-Orléans post-Katerina.

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