Before we fall in love again – James Lee

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Comment évoquer la disparition sans voir celle à l’œuvre au cœur d’un couple ? Ici, l’absence d’une femme quittant le mari non pour l’amant, mais l’un et l’autre à la fois, provoque la rencontre de deux hommes en miroir. Exploration minimaliste d’un amour par son double, à l’espace de l’intime et du temps retourné. James Lee livre une relecture frondeuse de Wong Kar-Wai pour un film sur l’absence et l’intime dans l’adultère, au final sabré par sa propre satire.

Un homme se réveille au sortir d’un rêve, une couette à la taille, sorte de robe à froufrous dans une chambre vide. Un appartement vide. Une salle de bain vide. Une vie prise d’abandon. Sa femme l’a quitté, ne lui laissant qu’un chiot remuant ses clochettes au cou, un cube rempli d’eau, de lumière et de poissons. La Malaisie est une société d’aquariums. Quatre parois transparentes où surface et profondeurs se confondent. Libre amplitude des mouvements à l’intérieur d’un espace clôt, harmonie des couleurs, éclairage tamisé.

Welcome to Malaysia

M.Chang est invité par son patron à changer d’air. Docile, il se rend dans une agence de voyage, où des corps qui se détachent du mur l’accueillent dans une plastique de sourires triés sur catalogue. L’employé malais, chez James Lee, fait preuve d’un art de la servilité qui confine au sublime. Ici pour vanter les vertus romantiques de Corée, plus tard dans un hôtel, pour fidéliser la clientèle adultère. Merveilleuse Malaisie où le zèle obséquieux couronne l’apothéose d’une société marchande.

De retour chez lui, M.Chang est abordé par son double, M.Tong. Même âge, même silhouette maigre et voûtée d’une girafe de zoo. Même femme également. Ling Yue a disparu, Tong en était l’amant. Assis l’un en face de l’autre à une petite table de cuisine, les deux hommes se découvrent. Lentement, le silence bien en place. Un face à face placide, improbable, filet central du ping-pong en flash-back précipitant le spectateur dans leur vie amoureuse.

Dans un chassé-croisé d’échos, de points de vue, les lieux d’une vie double défilent et s’assemblent en un étonnant puzzle où la temporalité glisse d’un plan à l’autre par un art très fin du montage. Un film centré sur la notion de double, où tout, dans la géométrie des espaces, des affects, des dialogues, semble se dire deux fois par d’infinies variations.

Ping-pong, doubles et flash-backs

L’espace lui-même est double. Le bureau ressemble tant au domicile qu’on prendrait l’un pour l’autre. Farce capitaliste en pointe ? La cuisine de Chang se reflète à l’aquarium dans le bureau de son supérieur. A la fin d’une journée de travail, c’est entre deux placards que Ling Yue déclare sa flamme contrite à Tong dans leur cuisine d’entreprise. James Lee joue la duplication des espaces pour montrer celle des hommes. Chang et Tong explorent chacun l’absence de la femme qu’ils aiment par les lieux de l’intime. L’avant de sa relation pour le premier, lorsqu’il visite l’appartement de Ling Yue. L’après de sa relation pour le second visitant, après qu’elle se soit enfuie, l’appartement où la jeune femme vivait avec son mari.

Chang et Tong doublent les gestes du manque. Le parfum d’une crème, la lame d’un rasoir. Deux hommes inoffensifs comme des fauves apprivoisés. D’où cette très belle scène du zoo nocturne, reprise une autre nuit, d’un mari ne pouvant jouer au lion que lorsque sa proie dort. Le corps souple et roulant sur le drap, il finira par plier, s’étendre et s’endormir.

Rohmer vs. Hopper ou la défaillance du mâle

Deux hommes plats et vides, de cette raison désespérante qu’arborent les pédagogues. S’ils s’essayent à combler leur vide, c’est pour se fondre au corps de l’autre. Qu’il soit adultère ou légitime, le corps du couple apparaît soudé, indivisible, jumelé par la position de la caméra. Tantôt superposés l’un à l’autre, tantôt face à face, ou encore en équerre. Mais toujours selon une ordonnance géométrique précise ou pas une seule fois n’apparaît la moindre courbe.

Dans un mélange minimaliste qui en fera grincer plus d’un, la dissertation rohmerienne du pourquoi-tu-m’aimes se fend d’une séance de brossage de dents très appliquée. Une pointe de tendresse dans un océan vide. Il y a chez James Lee cette retenue existentielle plaçant l’ennui et la solitude au cœur d’un réel désossé du social. Des murs nus, un canapé, un bouquet de fleurs séchées. Une nappe à frange, un journal et deux tasses de café. Loin d’une franche hystérie collective, l’appartement de Ling Yue rappelle les intérieurs dépouillés d’Edward Hopper, miroirs de ceux qui les habitent, comme absents de leur propre vie.

In the mood for minimalism – M.Chang vs. Mrs. Chan

James Lee joue donc le minimal en refusant d’être simpliste. L’encadrement des corps à l’espace, le cadrage des visages, la lenteur des mouvements témoignent d’une stylisation relevée par l’aspect lisse du noir et blanc dv. Le rythme se calque sur le désir à la mode de Kuala Lumpur. L’apesanteur existentielle, la maladresse des corps, l’extrême douceur des voix participent alors en plein de cette tendresse que filme James Lee et qui en rappelle une autre – l’intimité d’un couple dans une chambre d’hôtel.

James Lee ne manque donc pas d’audace pour relire Wong Kar-Wai. Le jeune cinéaste reprend en vertical le tâtonnement de doigts qui se cherchent et le motif du sac à main dont se sépare rarement Ling Yue. Signe des temps, le couple des époux trahis d’In the mood se coupe d’une moitié et devient masculin. Quant au trouble face au désir, la nostalgie, la musique, oublions tout. Le parti pris réel met le silence en place des cordes et la raideur des corps évoque comme une frigidité.

Mariage en warning recherche lave-linge pour nouvelle vie

Faut-il percer la bulle à la comparaison ? Le couple marié de James Lee promène son désespoir par les vitrines de la ville. Les robes de mariées s’y alignent d’ailleurs avec la même fantaisie baroque que les rangées de lave-linges. Une raison sans doute de l’enthousiasme avec lequel Ling Yue choisit au final l’une comme l’autre. Plus tard, sa lune de miel s’interrompra d’une cale sèche sur un bord d’autoroute. Presque rien en soit – la métaphore d’un couple en danger, mis en warning avant même d’exister. Un petit rien de cinéma doublé d’un très beau compte à rebours de la finitude en procréation.

James Lee ne placera qu’un escalier à flanc pour rappeler l’immeuble de Mme Chan et M.Chow. Mais quand bien même gamin frondeur, il garde toutefois le romantisme sous l’angle du vertical, qu’il soit girafe ou défilé photographique. Ainsi, les mariés croiraient presque au bonheur tant le décor s’y prête. Dans un saisissant effet de réel, tels des poupées de cire qu’on manipule, nos mariés se tiennent, s’enlacent, s’embrassent puis redescendent au réel. Là, les corps ne se dénudent pas. S’ils vivent à peine, c’est qu’on entend leur souffle. Ou perçoit au regard cette tendresse d’écolier qui n’a jamais suffi à satisfaire les corps.

Partir vivre l’amour ou le miroir en adultère

Qu’importe dès lors l’appartement ou la chambre d’hôtel. On comprend mieux la fuite, cette poussée au dehors d’une femme qui veut aimer pour vivre. Dès le départ, sur son balcon, les plantes vertes en pointe indiquaient le chemin. Qu’une sonatine émerge du silence et la neige viendra mêler au récit le souvenir d’un premier amour. L’amant Tong a beau caresser sa main par un col de chemise, Chang a beau l’accueillir pour une descente d’orgasme en bout d’escalator. Il est bien sûr trop tard. Une femme part et deux hommes se retrouvent.

Chang et Tong incarnent cette génération d’hommes à peine déconfits de l’enfance. Comme s’ils n’allaient tous deux chercher cette femme que pour s’y fondre dans l’oubli, croire un peu vivre à travers elle. Chang, en particulier, une laisse bien amarrée au cou, porte cette gentillesse de sable. Celle d’un lézard figé à sa table de cuisine, prodigue en attention mais ne pouvant conduire. Un gentil garçon servant le café à tout venant. Une asperge à laquelle il ne manquerait qu’un sexe.

Chang et Tong, couple de clowns pour clones

L’invraisemblance du postulat de départ finit par devenir motif comique du film. S’ils ne partageaient qu’un marcel blanc, des lunettes et une femme, l’amant et le mari désormais réunis achèvent leur mutation de clones. James Lee redouble la charge lorsque tous deux partent à la recherche du premier amour de Ling Yue : seule leur montre-bracelet permet encore alors de les différencier.

Quitte à faire dans le grotesque, autant miser sur les épices locales. Au duo d’origine s’ajoute donc un troisième larron. Polarité prise par l’envers, Chang Siew Fai, premier amour, est devenu une petite frappe peu disposée à la veine nostalgique. L’explication prétexte servira de tremplin pour qu’à ce trio s’en ajoute vite un autre. Chemise hawaïenne et bermuda de rigueur, trois hommes de mains sortis d’une Mercedes pratiquent le trampoline lombaire avec grand enthousiasme.

Cette inversion des mondes et des genres ouvre Before we fall in love again à un final des plus ambigus. D’un côté, l’humour noir d’une triade hawaïenne pour une sortie de piste bien réjouissante à un récit peu enclin à l’hilarité. De l’autre, ce dernier plan douteux d’une promenade sous néons, ou l’épilogue en couleur d’un retour au réel pour le moins suspect.

Croisant l’épure minimaliste avec un certain brio narratif, James Lee surprend donc par ce sabre final d’humour. S’il filme la transparence de l’adultère face au mariage avec une grâce certaine de la désillusion, son portrait de femme convainc davantage que son couple d’hommes en défaillance.

Satire d’une société toute entière vouée à la contrition et l’obligeance, hommage à Wong Kar-Wai en forme de pied de nez, Before we fall in love again est bien aussi une petite gifle à ces hommes en peine d’être mâles, qui se réveillent seuls une robe à la taille tandis que leurs femmes sont parties. L’inversion d’un monde à l’œuvre dont James Lee, le sourire sans doute un peu trop gourmand, semble attendre la fin pour pouvoir de nouveau tomber amoureux.

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